J'aurais voulu vous lire...
Hier Les Chemins de Traverse organisaient un plateau de lecture intitulé Art de la science, science de l’art. J’y ai lu un texte que j’avais écrit pour l’occasion et que je reproduis ci-dessous.
J’aurais voulu vous lire aujourd’hui un extrait d’un ouvrage majeur du début du XXème siècle.
J’entends d’ici vos esprits fureter: Proust? Appollinaire? Joyce peut-être? Ou, pour rester dans la thématique du jour, Einstein, Freud? Marie Curie?
Ne cherchez plus, je sais que vous ne l’avez pas lu. Comment puis-je en être aussi sûr? S’agirait-il d’un livre disparu? ou jamais publié? Pas du tout, il est paru chez Cambridge University Press en 1910. S’agirait-il d’un essai écrit dans une langue exotique et jamais traduit? À moins que l’anglais n’entre dans cette catégorie, ce n’est pas vraiment ça non plus. Ou d’un ouvrage tellement dangereux qu’il ne doit pas être mis entre toutes les mains, comme le second volume de la poétique d’Aristote dans Le nom de la Rose? Pas du tout, bien que la référence à Aristote soit assez pertinente en l’occurrence.
Non, vous ne l’avez pas lu parce que ce livre est illisible.
J’aurais voulu vous lire aujourd’hui un extrait des Principia Mathematica de Whitehead et Russel, mais je me suis rendu compte que je n’ai pas la moindre idée de comment prononcer son contenu. Les cinq années de ma vie que j’ai passé à faire des maths à plein temps n’y changent pas grand chose.
Prenons un extrait au hasard du côté du début de cet ouvrage monumental de près de 2'000 pages.
S’il est facile de prononcer les numéros de proposition et le mot abrégé “Dem”, vous conviendrez avec moi que toute tentative de faire une lecture à haute voix de cet extrait ressemblerait au mieux à de la poésie sonore abstraite, mais plus probablement à un informe galimatias.
Si vous avez l’impression de voir une suite de symbole sans signification c’est que vous avez bien compris. En effet en un certain sens c’est exactement le but de l’exercice.
Mais pourquoi, me direz-vous, passer dix ans de sa vie à aligner sur des centaines de pages des symboles sans signification? Pour bien comprendre l’intention de Whitehead et Russel, il nous faut remonter un peu le temps.
On attribue habituellement à Euclide l’invention de la méthode axiomatique, probablement autour de 300 avant JC. On pose des définitions et des axiomes, puis toute la théorie se déploie depuis ces quelques bases sans ajouter de nouvelle notion. Mais les mathématiques restent avant tout une question de bon sens. “Une ligne est une longueur sans largeur”, nous dit par exemple Euclide, définissant ainsi une des base de sa théorie à l’aide de notions intuitives elles-mêmes non définies au sein de la théorie.
Au XIIème siècle, Le mathématicien indien Bhaskara propose la preuve suivante du théorème de Pythagore: un dessin, accompagné du simple mot “Voyez”. Là aussi, les mathématiques sont plus une prolongation du bon sens qu’une méthode purement formelle.
Mais au fil des siècles les mathématiciens se mettent à manipuler des nombres imaginaires, à inventer des géométries courbes, à se promener dans des espaces à n dimensions (n pouvant même être infini). En 1832, un certain Évariste Galois se fait tuer en duel, victime selon ses mots d’une infâme coquette. Le soir d’avant, se sachant pour ainsi dire condamné, il avait couché fiévreusement sur le papier les idées qui l’habitaient, posant ainsi les bases de la théorie des groupes et ouvrant le chemin à l’algèbre moderne.
Bref, à l’aube du XXème siècle, les mathématiques ne sont plus une question d’intuition et de bon sens. Les notions manipulées deviennent si abstraites que l’intuition, parfois, devient un obstacle et le bon sens un frein. Et quand la théorie de la relativité et la physique quantique viennent ajouter leur grain de sel (ou peut-être plutôt déverser des sacs entiers de sel), le moins qu’on puisse dire est que cela n’arrange rien.
Dans ce contexte, des mathématiciens comme Peano, Frege ou justement Whitehead et Russel se lancent dans une aventure inouïe: vider les mathématiques de toute intuition et mettre en place une mécanique purement formelle permettant, par une simple manipulation de symboles selon quelques règles de départ, de dériver un à un tous les résultats mathématiques imaginables.
Commence alors cette odyssée insensée, au sens propre, d’aligner des symboles vides de sens les uns après les autres de manière purement mécanique, sur des centaines et des centaines de pages.
Cette entreprise titanesque a été à la fois un ratage total et un succès incroyable. Ratage, parce qu’en 1931, Kurt Gödel mettra en évidence une limite fondamentale de cette approche. Tout système formel de ce type est forcément incomplet, en ce qu’il contient des propositions dont on ne peut prouver ni la véracité ni la fausseté à l’intérieur du système. L’axiomatisation du monde, rêvée par Whitehead et Russel, est donc intrinsèquement vouée à l’échec.
Et pourtant, le travail de fourmi de ces deux fous furieux a planté une graine qui aller germer quelques décennies plus tard, et, bon grain ou ivraie, se répandre d’une manière incroyable à travers le monde entier. Par leur travaux, Whitehead et Russel ont rendu imaginable l’idée qu’une manipulation purement formelle de symboles pouvait ramener au niveau de l’automatisme une partie du raisonnement humain. Les contraintes techniques de l’époque ont fait qu’ils ont écrit les Principia mathematica à la main, mais je suis persuadé que s’ils avaient disposé d’une “machine à manipuler des symboles”, ils l’auraient utilisée.
Et je suis également persuadé que si, trois décennies plus tard, des von Neumann ou des Turing ont pu poser les bases d’une machine à raisonner sur la base d’opération logiques élémentaires, c’est aussi grâce aux portes ouvertes par les Principia. Cette machine, vous l’utilisez tous les jours, vous l’avez même dans votre poche - et je ne parle bien évidemment pas de votre mouchoir.
J’aurais voulu vous lire aujourd’hui un extrait des Principia Mathematica de Whitehead et Russel, et je me suis rendu compte que je n’ai pas la moindre idée de comment prononcer son contenu. Je ne résiste cependant pas, en guise de conclusion, à vous montrer la célèbre proposition 54.43 - ce n’est pas le 49.3, mais vous verrez, c’est encore mieux! - la proposition 54.43, disais-je, qui apparaît à la page 379 du premier volume de cet ouvrage.
Ce qui a rendu cette proposition célèbre, ce n’est pas tellement sa formulation des plus poétiques, ni même la limpide démonstration qui la suit. Non, ce qui la distingue des centaines d’autres suites de symboles qui l’entourent, c’est la petite remarque ajoutée juste après: “De cette proposition découlera, quand nous aurons défini l’addition arithmétique, que 1+1=2”.
Source des illustrations: University of Michigan Library pour les Principia et S’il vous plaît, dessine-moi une preuve pour Pythagore par Bhaskara.