Test de la flûte Scoatariu à coulisse: premières impressions
Depuis quelques temps déjà, l’idée d’explorer la possibilité de jouer d’une flûte traversière à coulisse traînait dans un coin de ma tête. Me rappelant qu’une certaine Greta Vermeulen avait développé un prototype à la fin du vingtième siècle, je me suis lancé à la recherche de renseignements au début du mois de juin de cette année.
Cette recherche m’a réservé une double surprise: d’une part la flûte Vermeulen est extrêmement peu documentée sur internet, et d’autre part un autre inventeur s’est récemment attaqué au problème: le français Jean-Marc Scoatariu.
Le hasard du calendrier a fait que nous avons pu nous rencontrer à Paris une semaine après - et ma curiosité a fait le reste: je suis revenu en Suisse avec une flûte de plus dans mes bagages. (Il faut dire que le prix catalogue très raisonnable de EUR 350.- encourage l’expérimentation…)
Quelques mois après, le temps est venu de proposer un petit retour sur expérience de ce nouvel instrument.
L’objet
Réalisé en fibres de carbone noires et avec une surface texturée, l’objet lui-même se présente sous un jour assez séduisant. La surface jouant avec la lumière rend cette flûte à la fois jolie et assez difficile à photographier (cliquez sur l’image pour l’agrandir)!
Outre son aspect visuel, la première chose qui frappe est le poids de cet instrument: 80g à peine, d’où une impression de légèreté très agréable!
De conception très simple, la flûte se compose de deux parties:
- D’un côté, une partie qui ressemble à… une flûte, mais sans trou! (ou disons, seulement celui de l’embouchure)
- De l’autre, la coulisse, qui se présente comme un tuyau un peu plus court, de diamètre très légèrement inférieur, bouché aux deux bouts.
Les deux parties sont ajustées avec une très grande précision et glissent parfaitement l’une dans l’autre.
Idée intéressante: la coulisse, qui est creuse, possède un bouchon au bout. En le retirant et en retournant la coulisse, on peut obtenir un tuyau deux fois plus long.
Autre idée intéressante: l’embouchure est symétrique, ainsi que tout le reste de l’instrument. Cela permet donc de le jouer à droite ou à gauche, ce qui ouvre des perspectives intéressantes, que ce soit en termes scénographiques ou pédagogiques.
Enfin, avant même d’essayer de souffler dans l’instrument, on se rendra compte d’une petite faiblesse de conception: la coulisse glissant parfaitement dans la flûte et rien ne l’arrêtant… elle se retrouvera très rapidement par terre.
Découlant de la conception très simple voulue par son inventeur, cette caractéristique est toutefois assez regrettable. Elle pourrait poser des problèmes dans une utilisation pédagogique de l’instrument par exemple. Il est vrai que la conception en fibres de carbone en fait un tuyau assez résistant… mais je n’ai pas envie de trop essayer pour voir jusqu’où va cette résistance!
[Commentaire de Jean-Marc Scoatariu à ce sujet: “Il suffit de tenir la flûte à deux mains ou de boucher le trou de l’embouchure (à 1 main)!”]
L’acoustique
Si vous avez suivi mes explications jusque là, vous aurez compris que la flûte scoatariu est un tuyau bouché. En ressortant votre cours d’acoustique élémentaire, vous en déduirez donc que le spectre sonore ne contient que les harmoniques impairs. On aura donc - en tout cas théoriquement - une couleur sonore plus proche de la flûte de pan (ou de la clarinette - mais le mode d’excitation est là complètement différent) que de la flûte Boehm habituelle.
Autre effet immédiat: une augmentation de la pression d’air ne fera pas sonner l’octave de la fondamentale, mais bien la douzième (octave de la quinte), puis la dix-septième (double-octave de la tierce), etc.
Si l’on reste sur les fondamentales, la tessiture de la flûte s’étend d’après son inventeur du sib2 (un demi-ton en-dessous de la flûte Boehm avec patte de si) jusqu’au sib5 (en haut de la 3e octave de la flûte Boehm).
Dans mon expérience, il est hasardeux de sortir le sib2, car on risque tout autant de sortir… la coulisse de la flûte. Par contre à l’autre bout, en forçant un peu on peut monter plus ou moins au mi6.
À ceci s’ajoute la possibilité d’ouvrir et de retourner la coulisse, ce qui nous donne des fondamentales allant grosso modo de do2 à si2.
Cette énorme tessiture de sons fondamentaux est par contre mitigée par un phénomène physique inévitable: au fur et à mesure que le tuyau s’allonge, le rapport entre la longueur du tuyau et son diamètre (appelé aussi la taille du tuyau) augmente, modifiant ainsi ses caractéristiques acoustiques.
Ainsi, au fur et à mesure que l’on descend, le son devient plus “flou” et la fondamentale est plus difficile à stabiliser. Ce phénomène est poussé au maximum avec la coulisse retournée, limitant l’utilisation de cette configuration à des cas d’utilisation très particuliers.
Bien entendu, ce phénomène se produit également sur la flûte Boehm… mais dans une moindre mesure: effectivement, cette dernière ne joue les fondamentales que sur un peu plus d’une octave et non pas sur plus de trois!
La musique
Nous avons étudié l’instrument sous toutes ses coutures, mais le plus important reste à explorer: peut-il faire de la musique? ;-)
Évidemment, le premier cas d’utilisation qui se présente à l’esprit est le bruitage et les sons d’ambiance. Dans ce domaine, la flûte Scoatariu ouvre des perspectives extrêmement intéressantes, dont ce petit extrait ne donne qu’un vague aperçu (tous les sons proviennent d’une flûte Scoatariu, combinée avec un looper lors d’une petite séance improvisée peu après l’acquisition de l’instrument).
Jouer des mélodies représente un défi nettement plus conséquent. En effet, il est loin d’être évident de trouver ses notes sur un tel instrument.
“C’est comme le trombone à coulisse, donc y’a pas d’raison”, me direz-vous. Oui et non. Si je suis bien renseigné, les trombonistes partent sur une base de 7 positions. Sur la Scoatariu, trois octaves chromatiques représentent… 36 positions de base. De plus, la coulisse n’a de butée ni à un bout ni à l’autre, ce qui fait qu’il est difficile de se baser ne serait-ce que sur une seule note fixe… Sans parler du fait que le tromboniste voit sa main et peut donc se baser sur des repères visuels que le flûtiste traversier n’a jamais.
Alors, impossible de jouer des mélodies précises sur la flûte Scoatariu? Résolument. De même qu’il est logiquement impossible de jouer de la contrebasse comme Eberhard Weber ou de chanter comme Bobby Mcferrin. Mais heureusement nous vivons dans un monde totalement illogique, donc il reste de l’espoir!
Les capacités de glissando, vibrato de fréquence, etc. s’approchant de celles de la voix humaine, une des utilisations possibles est justement de tenter de l’imiter - voire de la parodier:
Ici Les Chemins de Traverse (Barbara Minder, flûte basse à pédale et Matthieu Amiguet, flûte Scoatariu à coulisse) - vous aurez reconnu l’Ave Maria de Bach/Gounod.
On trouvera d’autres vidéos d’exemple sur la page youtube de Jean-Marc Scoatariu.
Dans mon expérience, la coulisse glisse remarquablement avec un instrument sec, mais la condensation apparaissant suite à quelques minutes de jeu a tendence à limiter la fluidité de ses mouvements. Il est donc indispensable de garder à portée de main de quoi sécher régulièrement l’intérieur de la flûte pour ne pas avoir de mauvaise surprise.
Une remarque encore: en expérimentant avec la flûte à coulisse dans des grilles jazz, je me suis rendu compte que l’exercice est excessivement sévère. En effet, comme la seule manière d’avoir quelque chance de sortir une note précise est de l’entendre clairement dans sa tête avant son émission, il est indispensable d’anticiper la mélodie très précisément dans sa tête. De plus, à moins d’avoir l’oreille absolue, impossible de se reposer sur la théorie lors d’une panne d’inspiration mélodique (genre: “Ici je vais jouer la neuvième de l’accord, donc un ré…”). Je peux vous dire qu’en improvisant avec cet instrument, je prends immédiatement conscience des parties des grilles que je maîtrise un peu moins! (… et je comprends mieux pourquoi si peu de chanteurs jazz prennent des risques dans leurs improvisations).
Conclusion
De conception extrêmement simple (aspect revendiqué par son inventeur), la flûte Scoatariu ouvre de nombreuses portes très intéressantes.
L’instrument est plein de qualités, mais je serais curieux de pouvoir essayer une variante avec un diamètre supérieur (pour favoriser les sons plus graves) ou une version basée sur un tuyau ouvert (ce qui nécessiterait bien plus d’adaptations au concept)… Ne serait-ce que pour me convaincre que les options prises étaient les bonnes!
Jean-Marc Scoatariu ayant bien l’intention de continuer ses investigations et étant très ouvert au dialogue, le projet sera en tout cas à suivre de très près.
Après quelques mois d’expérimentations, je tirerais la conclusion suivante: si la flûte Scoatariu s’inspire dans certains aspects de la flûte Boehm, c’est résolument un autre instrument… et comme pour tous les instruments, sa maîtrise requiert une somme de travail considérable.
Le flûtiste désirant récupérer l’entier de sa technique tout en élargissant sa palette d’expression vers les glissandi (un peu comme Eva Kingma l’a brillamment fait avec la microtonalité) s’intéressera probablement plutôt à l’embouchure à coulisse de Robert Dick. [De fait, je serais assez intéressé à faire quelques essais avec cette embouchure pour comparer l’expérience produite par les deux approches… Robert, si tu me lis, n’hésite pas à m’envoyer une embouchure pour des essais. Je te promets un article sur ce blog! ;-)
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Pour les autres… eh bien, à vos coulisses, et rappelez-vous que le génie est fait de 90% de transpiration… au moins!